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Échanges autour de la conduite du changement: François Pichault

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pichaultFrançois Pichault est docteur en sociologie, professeur à l’Université de Liège. Il anime, dans diverses universités belges et françaises, des enseignements liés à la gestion des ressources humaines et à la théorie des organisations. Il dirige, à l’Université de Liège, le LENTIC, un centre spécialisé dans l’étude des aspects humains et organisationnels des processus d’innovation. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages en théorie des organisations, en sociologie du travail et en gestion des ressources humaines. Le dernier s’intitule:  Gestion du changement. Vers un management polyphonique, Bruxelles, De Boeck, col. « Manager RH » (1ère édition en 2009).

Il est également Professeur affilié à l’ESCP-EAP, Paris.

Quand on parle de conduite du changement, que mettez-vous sous ce terme ?

La conduite du changement c’est la gestion de l’ensemble du processus qui va séparer une intention initiale (notamment d’une équipe dirigeante) et sa mise en œuvre effective. La plupart du temps, la question du changement est abordée d’une façon très rationnelle, très séquentielle, très planificatrice avec des méthodes de planification de projet, avec des livrables, des moments clés. Or, le paradoxe, c’est que la plupart des processus de changement ne suivent pas un processus aussi linéaire et séquentiel. D’une certaine manière, les outils sont là pour se rassurer et savoir où on en est. Mais le gros de la gestion du changement est fait d’émergent, de réactions imprévues d’acteurs, de bugs informatiques, de l’arrivée d’un nouveau concurrent ou d’une nouvelle réglementation.

Tout cet émergent qui va apparaître à partir d’une intention initiale qui est « on va fusionner avec telle banque » ou « on va privatiser une entreprise publique » ou « on va restructurer ». Entre cette intention-là et sa mise en œuvre, une grosse partie va être faite d’émergent et pour moi la gestion du changement c’est la capacité à gérer cet émergent, c’est-à-dire à l’intégrer progressivement dans le changement lui-même.

 Quelle est selon vous la demande des organisations en termes de conduite du changement ?

La plupart du temps, les organisations ne voient pas très bien ce que l’on doit mettre derrière le terme. Au fond, on leur a dit que c’était important, mais en gros ils en ont une vision assez résiduelle : ils veulent surtout qu’il n’y ait pas de problèmes, pas de conflits sociaux, pas de grèves, que ça se passe bien. Souvent le concept est assez vide. Une grosse partie du travail d’intervention et de conseil, c’est de reformuler cette demande qui est imprécise pour dire : « votre projet de changement, c’est ceci, mais en réalité, c’est cela qui est en train de se passer, donc êtes-vous d’accord que c’est là-dessus qu’on va travailler ? ».

 Je vous donne un exemple presque caricatural mais vécu. Le LENTIC a été sollicité par une administration publique, après 2 échecs successifs d’un système de workflow, donc d’informatisation de leurs flux documentaires. Ils ont dit « on vous appelle pour de la gestion du changement ». Comme d’habitude, on a demandé une première phase, avec des entretiens, un premier tour de piste, pour essayer de comprendre qui sont les protagonistes. Donc je rencontre les partenaires clés. Je fais toujours ça pour pouvoir revenir et reformuler le problème. Au cours de cette phase, je me suis rendu compte que l’équipe dirigeante était arrivée à la conviction que surtout, il ne fallait rien changer et maintenir la structure de prise de décision intacte avec ses multiples contrôles, etc. Et, pour eux, le workflow, c’était de faire des versions pdf des documents, à chaque stade du processus de décision, pour les réimprimer, les faire signer par le chef, les renvoyer en scan dans le système, etc. Donc on faisait un monstre bureaucratique. Notre intervention a consisté à dire que le problème n’était pas l’intégration du workflow, mais comment décentraliser la prise de décision dans une organisation hyper-hiérarchisée.

 Alors, ce genre de reformulation ne marche pas à tous les coups. Dans ce cas en particulier, ça n’a pas été plus loin parce qu’on touchait à un tabou donc ils nous ont dit : « non, attendez, on va pas jouer à ça ». Ils nous ont écouté poliment et on n’a pas été plus loin. Mais dans d’autres cas, quand l’équipe dirigeante saisit l’enjeu et veut vraiment changer, ça passe.

Le travail de reformulation de la demande est vraiment nécessaire.

Que pensez-vous des déploiements existants de la conduite du changement dans les organisations ?

Ce qui me frappe, c’est que la conduite du changement est souvent pensée après que le projet de changement ait été conçu. On est toujours dans l’aval, on pense savoir où on va, et alors la question est de minimiser les résistances, informer, convaincre et former selon un timing et une méthodologie de conduite de projet. Une grosse partie du travail avec l’équipe du LENTIC est de remonter la pente, si c’est encore possible. Quand je me rends compte que tous les choix sont faits, on préfère ne pas être complice d’une farce. Mais c’est aussi possible de remonter parfois.

Pouvez-vous citer des cas de mise en œuvre de la conduite du changement et des résultats atteints ?

Je vous cite le cas d’un projet d’informatisation des agents de terrain dans la police belge. On voulait leur distribuer des tablettes pour qu’ils consultent en temps réel la procédure à appliquer en cas d’intervention. La société informatique était déjà impliquée dans le projet et le système était déjà conçu. Nous avons demandé à suivre les policiers sur le terrain avant le passage aux tablettes pour voir leur rapport à la documentation. On s’est rendu compte qu’une grande partie des policiers ne regardait jamais la documentation. En réalité, en cas de situation imprévue, ils appelaient leur supérieur hiérarchique pour obtenir, non seulement l’information, mais aussi et surtout la marche à suivre. Donc la tablette ne pouvait pas remplacer ce mode de fonctionnement.

On a reformulé tout le projet en expliquant que ça ne servait à rien puisque c’était basé sur un comportement idéal qui n’existe pas. Donc ça a réduit très fortement l’ampleur du projet. Je n’ai pas 36 000 cas aussi positifs où j’ai pu remonter la pente. On a proposé de distribuer les tablettes plutôt aux n+1 qui consultent la documentation quand les agents de terrain les appellent.

Mais la plupart du temps, on est trop tard, en aval, et on fait du pseudo-participatif. On ne consulte les gens que pour choisir la couleur de l’écran, et on ne remet pas en cause les fondamentaux.

Dans mon livre, je distingue le processus de changement, le contexte et le contenu du changement. Le processus et le contexte sont aussi importants que le contenu, mais les organisations sont obnubilées par le contenu. La vraie question de la gestion du changement, c’est le processus et le contexte. Ce sont deux éléments qui ont des impacts sur le contenu dès le départ. Moi je plaide pour que le contenu soit élaboré en fonction du contexte et réélaboré en permanence en fonction du processus: ce sont les réactions des gens et l’émergent qui vont conduire à reformuler le contenu initial.

Quelle est votre vision du positionnement de la conduite du changement par rapport à la gestion de projet ?

Je plaide pour une dissociation des rôles entre le gestionnaire du projet et le gestionnaire du changement. Ils doivent être différents. Le gestionnaire de projet est jugé sur les délais, donc il fonce et ignore les obstacles. Le gestionnaire du changement, que j’appelle « traducteur », est plus équidistant, n’a pas le nez dans le guidon et va pouvoir dire : « attention, tu traces mais il y en a qui sont à la traîne », « tu penses que tout le monde est d’accord mais il y a un gros clivage dans tel service».

En rapport aux discours actuels sur la conduite du changement, pensez-vous que le marché des prestations en conduite du changement soit en croissance ?

Ce qui me frappe, c’est l’incapacité des organisations à intégrer ce que l’on a dit, redit et publié depuis 50 ans autour de la gestion du changement. La dérive technocratique est toujours là. Les techniques de gestion de projet sont utilisées en permanence mais viennent de l’armée américaine quand même. Ce n’est pas un très bon exemple d’organisation innovante. Et on perpétue cela dans les business schools du monde entier, comme si rien n’avait changé depuis 50 ans. Je suis étonné par la permanence de ce réflexe planificateur et rationaliste.

On sait que les fusions-acquisitions ne se passent pas bien, que le re-engineering ne donne pas les résultats espérés, et que c’est un problème de déficience en gestion du changement.

Pensez-vous que de nouveaux acteurs vont apparaitre ?

Oui et ce que je trouve particulièrement agaçant, ce sont les organisations et les gourous qui parlent du changement permanent, et qui disent que changement et organisation, c’est la même chose. Cela revient à dire que gérer le changement, c’est gérer l’organisation. Cela contribue à banaliser un enjeu majeur des systèmes organisés. Entre différentes intentions managériales, il y a bien des états cristallisés. On naturalise le changement, et naturaliser c’est toujours la trace de l’idéologie, ça empêche de penser la gestion du changement.


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